Besançon: Que font les SDS quand il pleut après 14h ?

Le vide de l’après-midi

Il est 14h. Les portes de la Boutique Jeanne Antide, rue Champrond à Besançon (Doubs), se ferment. Jusqu’à 20h, c’est le vide pour les personnes sans domicile stable. Cinq longues heures sans abri, sans lieu au chaud pour se réchauffer quand la pluie tombe sur la capitale comtoise.

Cette réalité, invisible pour la plupart d’entre nous, frappe quotidiennement des personnes de plus en plus nombreuses dans notre ville. Chaque jour, 150 personnes frappent à la porte de l’accueil de jour du quartier Battant, cherchant plus qu’un repas : un moment de dignité, un instant de répit. En 2024, ce sont 31 000 repas et 16 000 petits-déjeuners qui ont été servis, ainsi que 3 900 douches prises par des personnes en grande précarité.

Un constat d’abandon progressif

Historiquement, Besançon disposait de plusieurs structures d’accueil. La Boutique Jeanne Antide, créée le 28 mai 1996 et située au 3 rue Champrond (N° FINESS : 250014800), assure certes un service essentiel avec ses petits-déjeuners, ses repas de midi, ses douches et son accueil jusqu’à 14h. Mais après ? Le néant.

Il existait aussi une structure appelée “LA BUANDERIE” créée le 1er novembre 1994 à Besançon (N° FINESS : 250014784), classifiée comme “Autre centre d’accueil”. Située à Saint-Ferjeux, elle proposait un accueil de jour complémentaire à la Boutique Jeanne Antide au niveau des horaires, offrant notamment des services de laverie et un lieu de maintien du lien social. Selon un article de L’Est Républicain de 2012, la structure permettait aux personnes SDS de faire leur lessive et constituait un point de passage important pour la veille mobile. Mais La Buanderie a fermé ses portes et n’a jamais été remplacée, créant un vide supplémentaire dans le dispositif d’accueil bisontin.

Les structures existantes tentent de pallier les manques : l’appartement de répit pour femmes de 18 à 30 ans sans enfant à charge, ouvert de 9h à 12h et de 14h à 17h30, inauguré en février 2020. Le Service d’accueil et d’accompagnement social (SAAS) du CCAS de Besançon, situé au 10 rue Champrond, gère l’Abri de nuit Marguerite Vieille-Marchiset avec 30 places et assure une maraude sociale toute l’année. Cet abri, anciennement appelé “abri de nuit des Glacis”, a été renommé en hommage à Marguerite Vieille-Marchiset, première femme adjointe de Robert Schwint et à l’origine de sa création en 1985. Disposant de 30 places pour hommes, il a accueilli en 2024 314 personnes, représentant près de 9 500 nuitées. L’abri ouvre à 17h en période hivernale, mais seulement à 20h en été, laissant un vide encore plus important l’après-midi durant les beaux jours.

Cette différence d’horaire selon les saisons aggrave la situation : en été, les personnes SDS doivent attendre jusqu’à 20h pour accéder à l’abri de nuit, soit 6 heures d’attente après la fermeture de la Boutique Jeanne Antide. Un paradoxe cruel quand on sait que c’est justement l’été qu’il y aurait le plus de morts chez les SDF, selon les travailleurs sociaux.

La ville a étendu les repas du week-end à la Boutique Jeanne Antide, mais le problème de l’après-midi persiste, créant un vide de plusieurs heures où les personnes sans domicile stable n’ont aucun lieu d’accueil.

Une boutique essentielle mais insuffisante

La Boutique Jeanne Antide reçoit aujourd’hui 1 550 personnes différentes par an (dont 355 femmes). Comme le rappelle un document du Contrat Local de Santé du Grand Besançon (2020-2024), la structure offre bien plus que de la subsistance alimentaire : consultations médicales sans rendez-vous (221 consultations en 2018), permanences d’associations spécialisées dans les addictions (SOLEA, ANPAA, AIDS), et même consultations vétérinaires gratuites (125 en 2018) pour ne pas séparer les personnes SDS de leurs compagnons à quatre pattes.

Selon le témoignage de Nadia, travailleuse sociale à la Boutique depuis 13 ans : “Notre rôle, à nous travailleurs sociaux, est d’être présent, sans s’imposer. On essaye d’être détendu, pas dans le jugement, tout en repérant l’état moral et physique de ceux qui viennent nous voir, afin de déterminer quand on doit proposer de l’aide, et quand il ne faut pas.”

Le documentaire “À l’Ombre des Nuages”, réalisé en 2018 avec la participation de personnes SDS, révèle leurs parcours : “Fait de souvenirs, de projets et de moments d’introspections, ces témoignages en forme de portraits nous livrent un peu de leurs intimités, comme un regard sur eux-mêmes et les autres…”

Des chiffres alarmants du SIAO 25

Le Bilan d’activité 2024 du Service Intégré d’Accueil et d’Orientation (SIAO) du Doubs révèle l’ampleur de la crise :

En 2024, 13 191 appels ont été reçus au 115, avec 1 543 demandes concernant des jeunes de 18 à 25 ans. Ces jeunes se déclarent à la rue lors des appels pour 65.7% d’entre eux. 25.3% sont orientés en abri de nuit. 5.6% des moins de 25 ans n’obtiennent pas d’orientation par manque de place disponible.

Plus inquiétant encore : Le département du Doubs est véritablement sous équipé en hébergement d’urgence. Une enquête auprès des SIAO du territoire national concernant le nombre de places d’hébergement d’urgence attribué dans chaque département montre que le Doubs avec 213 places pour 552 321 habitants (0,39 place pour 1000 habitants) se situe très en dessous de la moyenne nationale (0,70 place pour 1000 habitants).

Pour les femmes victimes de violences, la situation est catastrophique : 891 sollicitations au 115 pour 249 personnes uniques dont 20 hommes. Seulement 35 femmes ont pu être orientées directement vers les dispositifs d’hébergement d’urgence. Le coût hôtelier pour les femmes victimes de violences a explosé avec une augmentation de 46.8% en 2024.

Des rencontres qui changent le regard

Un matin de pluie dans le quartier Battant, je découvre un homme en train d’uriner contre ma porte. Ma première réaction est l’agacement, peut-être même la colère. Mais quand je l’interpelle, cet homme fond en larmes. Il s’excuse, encore et encore. Il vient d’arriver à Besançon, ne sait pas où aller, dort à l’abri de nuit des Glacis. Depuis plusieurs jours, il pleut et il squatte le porche du 97 rue Battant, faute de mieux. Ce moment de gêne se transforme en rencontre humaine autour d’un café au PMU du coin. Il me parle de ses galères quotidiennes : impossible de recharger son téléphone, nulle part où se poser au chaud, dans un endroit “SAFE” comme il dit. Ces mots résonnent : SAFE. Un besoin si basique qu’on l’oublie quand on a un toit.

Ce dimanche matin, une autre rencontre. “Tu fais quoi les après-midis de pluie ?” La réponse tombe comme une évidence douloureuse : “Je cherche un endroit au sec, passage Pasteur… ah non, on est dimanche, c’est fermé. Alors un porche, une zone jusqu’au repas du soir, puis l’abri de nuit.” Parfois même l’abri de nuit sans repas.

Les témoignages recueillis par France 3 en 2025 confirment cette réalité : “C’est une peur et une lutte permanente, surtout en tant que femme. Il faut trouver de la nourriture. On n’a quasiment plus d’hygiène. Plus de médicaments. C’est l’horreur. On s’endort n’importe où. Et ce n’est pas sans danger. Je me suis déjà fait voler tout mes biens. C’est très anxiogène”, témoigne Sade, 49 ans.

Mohamed, 50 ans, confirme : “C’est un mode de vie qui impacte directement ton corps. J’ai 50 ans, j’ai mal partout. J’ai des problèmes de dos, mais aussi aux poumons. Cet été, je suis carrément tombé par terre un matin, à cause de la chaleur.”

Une action sociale historique mais à bout de souffle

Un document du Conseil Municipal de 1990 révèle l’ambition historique de Besançon en matière sociale : “Exclure l’exclusion sous toutes ses formes et garantir à chaque Bisontin les conditions de sa dignité”. Cette ambition, formulée il y a plus de 30 ans, reste d’actualité.

Pourtant, malgré cette tradition de solidarité, les moyens ne suivent plus. Le SIAO 25 tire la sonnette d’alarme : “Une dépense hôtelière qui ne diminue pas, des listes d’attentes qui augmentent en même temps que les délais d’entrée en structure, des durées de séjours qui se prolongent du fait de l’absence de solution de logement.”

Plus grave encore, sur le secteur de Pontarlier : 28 ménages (32 personnes) sont en attente d’entrée en CHRS, LTA, RS et RA. Ce contexte peut amener un découragement des personnes ainsi qu’une embolisation des dispositifs.

Une solution concrète et réalisable : L’Escale de l’après-midi

Face à ce constat, je propose la création d’un lieu d’accueil qui viendrait compléter et prolonger l’action de la Boutique Jeanne Antide : “L’Escale”, ouverte de 14h à 19h (extensible à 20h en été).

Avec la Boutique Jeanne Antide le matin et midi, l’Escale l’après-midi, et l’abri de nuit en soirée, Besançon disposerait enfin d’un dispositif complet et cohérent - un triptyque solidaire formant un socle stable pour l’accueil des personnes SDS. Comme un trépied qui ne vacille jamais, ces trois structures complémentaires garantiraient une continuité de présence et d’accompagnement tout au long de la journée.

Le concept : une extension naturelle de l’existant

L’Escale ne serait pas un simple lieu d’attente mais une véritable extension des services de la Boutique Jeanne Antide, permettant de désengorger ses espaces tout en offrant de nouvelles possibilités. Un local de 150m² en centre-ville, facilement accessible, comprenant :

  • Un espace repos avec fauteuils et canapés
  • Une zone “recharge” avec prises électriques et casiers sécurisés
  • Une buanderie renforcée avec 4-5 machines à laver et sèche-linges (complétant les services d’hygiène de la Boutique)
  • Des sanitaires et douches supplémentaires pour répondre à la forte demande
  • Une cuisine pédagogique entièrement équipée pour les ateliers d’apprentissage culinaire (actuellement limités à la Boutique par manque d’espace, un coup de pouce pour tous ces professionnels qui s'activent pour les gens)
  • Un coin boissons chaudes en libre-service
  • Un espace recyclerie pour revaloriser, créer, échanger

Cette complémentarité permettrait de transférer certaines activités de la Boutique Jeanne Antide vers l’Escale, notamment les ateliers cuisine qui pourraient s’y dérouler dans de meilleures conditions. Les personnes pourraient apprendre à cuisiner avec du matériel adapté, retrouver les gestes du quotidien, partager des recettes et des savoir-faire. La cuisine devient alors prétexte au dialogue, à l’échange, à la reconstruction du lien social, ce que propose déjà la boutique dans son espace restreins.

Les moyens humains nécessaires

  • 2 personnes à temps plein (2 ETP) : des humains qui veulent créer du lien, accompagner sans juger, être présents. Leur rôle : faciliter, encourager, soutenir - pas gérer ou contrôler
  • Total : 2 ETP

Le principe fondamental : l’appropriation du lieu par ses usagers

Ce lieu ne doit pas être un service “pour” les SDS mais un espace “par et avec” eux. Les personnes accueillies participent activement à la vie quotidienne de l’Escale :

  • Gestion collective : apprentissage de la gestion des stocks (café, produits d’hygiène, lessive), tenue d’inventaires, commandes
  • Entretien partagé : tours de nettoyage, maintenance basique, embellissement des espaces - compétences directement transférables à un futur logement
  • Responsabilisation : chacun contribue selon ses capacités, créant un sentiment d’appartenance et de fierté

La recyclerie solidaire intégrée

Un espace dédié où les personnes peuvent :

  • Réparer et revaloriser des objets donnés (meubles, électroménager, vêtements), pour eux parce qu'il manque souvent de matériel et d'habits, pour les autres, comme un lien avec le quartier.
  • Transmettre leurs propres savoir-faire aux autres
  • Retrouver le sentiment d’utilité sociale en créant des objets redistribués ou vendus à prix solidaire
  • Échanger dans un cadre moins formel, où la parole se libère plus facilement autour d’une activité manuelle

Cette approche transforme l’assistanat en accompagnement vers l’autonomie. Les personnes ne sont plus des “bénéficiaires passifs” mais des acteurs de leur propre reconstruction. Elles apprennent, dans un cadre sécurisant, les gestes du quotidien qui leur serviront demain : gérer un budget, entretenir un espace, travailler en équipe, respecter des horaires, prendre des responsabilités.

Les deux salariés sont là pour impulser, pas pour faire à la place. Ils créent les conditions de la confiance, de l’entraide, de la reconstruction. Ce sont des facilitateurs de lien humain, pas des dispensateurs de services.

Le budget réaliste Minimal

Investissement initial :

  • Équipement et aménagement : 15 000€
  • Matériel pour la recyclerie : 5 000€

Budget annuel de fonctionnement :

  • Masse salariale (2 ETP) : 80 000€
  • Location du local : 18 000€
  • Charges et fluides : 8 000€
  • Fonctionnement (café, thé, lessive, produits d’hygiène) : 10 000€
  • Total annuel : 116 000€

Première année (avec investissement) : 136 000€

Les chiffres présentés ici constituent une première estimation, un ordre de grandeur à affiner avec les acteurs de terrain. L'important n'est pas de créer d'emblée un lieu parfait ou luxueux. L'urgence, c'est d'offrir un abri, un toit, quatre murs et de la chaleur humaine.

Commençons modestement, avec l'essentiel : des sanitaires, quelques chaises, une bouilloire, des prises électriques. L'Escale n'a pas besoin d'être belle pour être utile. Elle a besoin d'exister, tout simplement.

Ce lieu grandira avec et par les personnes qui le fréquenteront. Elles lui donneront son âme, ses règles de vie, son identité. Peut-être qu'après quelques mois, elles voudront peindre un mur, installer une bibliothèque, créer un coin potager. L'Escale sera ce qu'elles en feront, pas ce que nous aurons imaginé depuis nos bureaux.

Cette approche progressive permet aussi de rassurer les financeurs : on démarre petit, on prouve que ça fonctionne, puis on développe. C'est plus facile de convaincre avec un projet modeste qui a fait ses preuves qu'avec un projet ambitieux sur le papier.

Les financements possibles

  • Ville de Besançon : 40 000€
  • Département du Doubs : 40 000€
  • État (DDETSPP - Direction départementale de l’emploi, du travail, des solidarités et de la protection des populations) : 30 000€
  • Fondations privées : 15 000€
  • Vente solidaire des objets de la recyclerie : 5 000€
  • Dons et mécénat local : 6 000€

Pour référence, la DDCSPP a déjà accordé au CCAS de Besançon une subvention de 50 000 euros pour l’appartement de répit pour femmes, montrant que de tels financements sont possibles.

Un investissement pour la dignité humaine

136 000€ la première année, 116 000€ les suivantes. C’est le prix de la dignité pour une centaine de personnes. Rapporté au budget de la ville (environ 180 millions d’euros), cela représente moins de 0,07%. Une goutte d’eau budgétaire pour un océan de dignité retrouvée.

Ce projet n’est pas une solution miracle. Il ne résoudra pas le problème du sans-abrisme. Mais il comblera un vide cruel, ces cinq à six heures quotidiennes où des êtres humains errent sous la pluie, invisibles, en quête d’un simple abri.

Comme le soulignent les travailleurs sociaux : “L’isolement est prégnant vraiment en juillet et août quand tout le monde s’en va en vacances et que le Secours Catholique ferme au mois d’août”. Contrairement à ce que l’on pense, c’est même l’été qu’il y aurait le plus de morts chez les SDF. L’isolement tue plus sûrement que le froid.

Le silence assourdissant des données

C’est là que mon enquête a rencontré un mur. Un mur de silence institutionnel qui me laisse perplexe et inquiet. J’ai cherché des données récentes, des statistiques actualisées, des rapports publics… En vain. L’INSEE prépare une nouvelle enquête “Sans Domicile” pour 2025, la première depuis 2012. Treize ans. Treize années où le phénomène a explosé - le nombre de SDF a plus que doublé entre 2012 et 2023, passant de 143 000 à environ 330 000 personnes selon les estimations de la Fondation Abbé Pierre (devenue Fondation pour le Logement des Défavorisés en janvier 2025) - et je n’ai trouvé aucune donnée officielle récente accessible au public.

Le SIAO 25 confirme cette difficulté avec une note amère : “Dix années de statistiques permettent désormais de constater qu’il n’est pas possible que la situation de l’hébergement et du logement se poursuive ainsi dans le département.”

J’imagine que les services disposent d’outils internes, de tableaux de bord, de données qu’ils ne communiquent pas. Mais comment, en tant que citoyen, puis-je comprendre la situation réelle ? Comment peut-on, collectivement, débattre de politiques sociales sans avoir accès aux chiffres ? Cette opacité me questionne : est-ce un manque de moyens pour publier les données ? Une volonté de ne pas trop révéler l’ampleur du problème ? Ou simplement une négligence administrative ?

J’ai trouvé que l’espérance de vie des SDF reste fixée à 49 ans selon le Collectif Les Morts de la Rue, mais ce chiffre date de 2021. Les dernières données publiques sur l’emploi des sans-domicile que j’ai pu consulter datent de 2012 : 24% avaient un travail, 90% avaient déjà travaillé. Douze ans plus tard, impossible de savoir où nous en sommes.

Cette difficulté d’accès aux données récentes me paraît symptomatique. Elle traduit peut-être un désintérêt pour ces populations, ou du moins une absence de priorité dans la communication publique. Comment puis-je, comment pouvons-nous, en tant que citoyens, alerter l’opinion publique avec des chiffres vieux de plus d’une décennie ? Comment convaincre de l’urgence d’agir quand les données publiques sont si obsolètes ?

Le Département du Doubs : une responsabilité oubliée et une opportunité manquée

Le Département du Doubs est, selon la loi, le chef de file de l’action sociale. Ludovic FAGAUT, 1er vice-président en charge du retour à l’emploi, de l’insertion et de l’action sociale au Conseil départemental, et la DDETSPP assurent l’organisation et le financement des dispositifs départementaux d’accueil, d’hébergement d’urgence et d’insertion des personnes en situation précaire. Pourtant, force est de constater que cette responsabilité est largement déléguée au CCAS de Besançon pour ce qui concerne les SDS en ville. Comment réussir à huiler tous ce système de délégation de responsabilité ? Comment reprendre sa responsabilité face à la précarité de nos semblables.

Plus interpellant encore : le Département cherche actuellement à se séparer du Fort Griffon. Ce monument historique, propriété du Département depuis 1947, pourrait être mis en vente. Avec ses 6 800 m² et sa vue imprenable sur Besançon, le site fait l’objet d’études pour une requalification qui coûterait 40 millions d’euros selon les estimations. Un rapport du Département surévalue les coûts de réfection pour mieux justifier une vente au privé, avec des scénarios incluant 4 200 m² de logements libres, 930 m² de logements sociaux et même une “auberge de jeunesse” qui pourrait servir ponctuellement pour du logement d’urgence.

Mais pourquoi ne pas imaginer autrement ? Plutôt que de vendre ce patrimoine public à des promoteurs privés, le Fort Griffon pourrait accueillir l’Escale de l’après-midi. Un lieu symbolique fort - une ancienne prison devenue lieu de refuge et de reconstruction. Le Département remplirait ainsi concrètement sa mission sociale tout en conservant un patrimoine classé UNESCO. Une partie du Fort pourrait être dédiée à ce projet solidaire : 150 à 200 m² suffiraient amplement pour créer cet espace d’accueil.

Le paradoxe est saisissant : 116 000 euros par an pour offrir un lieu de dignité à une centaine de personnes, contre 250 000 euros que la Ville de Besançon a dû intégrer à son budget de fonctionnement pour financer deux médiateurs sociaux dans le quartier Battant, du lundi au samedi de 12h à 22h (15 avril au 15 octobre) et du mardi au samedi de 13h à 20h (16 octobre au 14 avril). Ces médiateurs, bien qu’utiles pour “apaiser les tensions”, ne résolvent pas le problème de fond : l’absence de lieu d’accueil l’après-midi pour les personnes SDS.

Ironiquement, c’est dans ce même quartier Battant où j’habite, où ces personnes errent faute de lieu d’accueil, que la Ville investit dans la médiation pour gérer les “nuisances”. La maire Anne Vignot a souligné que la Ville a dû prendre les choses en main après avoir été délaissée par l’État, dont le dispositif FAR (force d’action républicaine) devait financer ce type de travail avant d’être “mort et enterré”. Ne serait-il pas plus judicieux d’investir dans la prévention en créant un lieu où ces personnes peuvent exister dignement plutôt que de payer pour gérer les conséquences de leur errance forcée ?

Le Département a ici l’opportunité de montrer l’exemple. Au lieu de fuir ses responsabilités en vendant au privé, il pourrait créer un modèle innovant d’action sociale : un lieu autogéré, participatif, où les personnes SDS retrouvent dignité et autonomie. Le Fort Griffon, symbole de l’enfermement, deviendrait symbole d’ouverture et de solidarité.

Raphaël Krucien, conseiller départemental d’opposition, alertait déjà : “On ne peut pas le laisser devenir tout et n’importe quoi”. Il avait raison. Mais plutôt que de le laisser aux promoteurs, faisons-en un lieu d’humanité.

Il est temps d’agir

Besançon, ville solidaire, ville humaniste, ne peut plus fermer les yeux sur ce trou noir de l’après-midi. Nous avons les moyens, les compétences, les locaux disponibles. Il ne manque que la volonté politique et citoyenne.

Je lance donc un appel : aux élus, aux associations, aux citoyens. Créons ensemble cette Escale de l’après-midi. Non pas par charité, mais par simple humanité. Parce que chacun a le droit à un endroit SAFE où exister, même - et surtout - quand il pleut.

Les personnes sans domicile stable ne sont pas des statistiques à réduire. Ce sont nos concitoyens bisontins, nos semblables, des humains qui méritent respect et dignité. La question n’est pas “pourquoi sont-ils à la rue ?” mais “comment les aider à s’en sortir ?”. Et cela commence par un lieu où se poser, au sec, entre 14h et 19h (ou 20h en été).

Mais cela commence aussi par compter, mesurer, documenter. Exigeons la transparence sur les chiffres. Demandons des rapports réguliers. Réclamons une vraie politique basée sur des données, pas sur des impressions vieilles de dix ans.

Une confession personnelle

Je dois l’avouer : parfois j’ai honte. Honte de moi, honte de nous. Quand je suis énervé contre les incivilités dans mon quartier - et j’ai des raisons légitimes de l’être - contre le bruit, les cris, la violence parfois. Quand j’essaye de rejeter la faute sur l’autre, de m’en laver les mains.

Même si je ne suis pas responsable de leur situation, je suis responsable - nous sommes tous responsables - de leur prise en charge, de ne pas les laisser à l’abandon. Bien sûr, certains comportements ne sont pas tolérables. Mais c’est le comportement qu’il faut condamner, pas l’être humain tout entier qui, dans sa détresse, l’adopte. Derrière chaque “nuisance”, il y a une personne qui souffre, qui survit plus qu’elle ne vit.

Cette prise de conscience me vient aussi en repensant à l’histoire de l’abri des Glacis. Comme le rapporte L’Est Républicain, cet abri existe depuis 40 ans - quarante années de solidarité nocturne. Joël Guillot, veilleur de nuit présent depuis la création en décembre 1985, a vu défiler des milliers de vies brisées, mais aussi des centaines de personnes qui ont réussi à s’en sortir. Cette continuité, cette permanence dans l’accueil, c’est ce qui manque cruellement l’après-midi.

Un rêve pour demain

Mon rêve ? Que l’Escale ne soit pas seulement ouverte de 14h à 20h, mais qu’un jour, elle puisse accueillir toute la journée. Qu’avec la Boutique Jeanne Antide et l’abri de nuit, nous créions un véritable continuum de solidarité, 24h sur 24. Pas un lieu d’hébergement - cela existe déjà - mais un espace de vie, de reconstruction, de dignité retrouvée.

Un lieu où l’on pourrait dire : “À Besançon, personne n’est laissé dehors sous la pluie. Jamais.”

Les prochaines étapes : transformer l’idée en projet

Cet article n’est qu’un début. Pour que l’Escale devienne réalité, que ce travail ce poursuivre :

Mobiliser les décideurs :

  • Rencontrer Ludovic FAGAUT, 1er vice-président du Département, pour échanger sur la faisabilité du projet et comprendre les contraintes institutionnelles
  • Contacter le CCAS de Besançon, acteur central de l’action sociale, pour présenter le projet et étudier les modalités de mise en œuvre
  • Contacter les gestionnaires du Fort Griffon pour organiser une visite des lieux et évaluer concrètement les possibilités d’aménagement et les coûts réels

Écouter le terrain :

  • Dialoguer avec l’équipe de la Boutique Jeanne Antide pour recueillir leur expertise, comprendre leurs besoins et imaginer les synergies possibles
  • Visiter l’abri de nuit Marguerite-Vieille-Marchiset, rencontrer les équipes pour mesurer concrètement les réalités de l’accueil nocturne
  • Aller à la rencontre des personnes SDS, les premières concernées, pour s’assurer que ce projet répond vraiment à leurs attentes

Créer une dynamique collective :

  • Constituer un collectif de citoyens, d’associations, de travailleurs sociaux prêts à porter ce projet
  • Organiser des réunions publiques dans le quartier Battant et ailleurs pour partager cette vision et recueillir les avis
  • Rechercher des partenaires financiers privés et publics, des fondations, des mécènes sensibles à cette cause

Ce projet ne peut pas être l’œuvre d’une seule personne. Il doit naître d’une volonté collective, d’un élan de solidarité partagé. Si vous souhaitez participer à cette aventure, faire part de vos idées ou simplement témoigner votre soutien, n’hésitez pas à me contacter.

Ensemble, faisons de Besançon une ville où personne n’est invisible.

Sources et références :

  1. Service d’accueil et d’accompagnement social (SAAS) - CCAS de Besançon, 10 rue Champrond, 25000 Besançon. Tel : 03.81.41.22.60
    https://www.grandbesancon.fr/infos-pratiques/solidarite-sante/acceder-a-un-logement/service-daccueil-et-daccompagnement-social-saas-pour-les-personnes-sans-domicile-fixe/
  2. La Boutique Jeanne Antide - 3 rue Champrond, 25000 Besançon (N° FINESS : 250014800, N° SIRET : 494 159 858 00013)
    https://annuaire.action-sociale.org/?p=boutique-de-jeanne-antide-250014800&details=caracteristiques
  3. Entretiens directs avec des personnes SDS du quartier Battant (octobre-novembre 2024)
  4. Abri de nuit Marguerite Vieille-Marchiset (anciennement abri des Glacis) - Hebdo25, février 2025
    https://hebdo25.net/besancon-labri-de-nuit-des-glacis-change-de-nom/
  5. INSEE - Enquête Sans Domicile 2025 (en préparation), dernière enquête complète : 2012
    https://www.insee.fr/fr/information/7634303
  6. Fondation pour le Logement des Défavorisés (anciennement Fondation Abbé Pierre jusqu’en janvier 2025) - Estimations 2023
    https://fr.statista.com/infographie/32984/evolution-du-nombre-de-sdf-en-france/
  7. DDETSPP du Doubs (Direction départementale de l’emploi, du travail, des solidarités et de la protection des populations)
    https://www.doubs.gouv.fr/Services-de-l-Etat/Sante-et-cohesion-sociale/Direction-departementale-de-l-emploi-du-travail-des-solidarites-et-de-la-protection-des-populations
  8. France 3 Franche-Comté - Article sur le Fort Griffon, juillet 2025
    https://france3-regions.franceinfo.fr/bourgogne-franche-comte/doubs/on-ne-peut-pas-le-laisser-devenir-tout-et-n-importe-quoi-quel-avenir-pour-le-fort-griffon-l-un-des-joyaux-de-besancon-peut-etre-bientot-en-vente-3192072.html
  9. Factuel le journal - Article sur la vente du Fort Griffon, septembre 2020
    https://www.factuel.info/une-etude-biaisee-pour-vendre-le-fort-griffon
  10. Ville de Besançon et CCAS - Budget municipal 2024, rapports d’activités
    https://www.besancon.fr/la-ville/ccas-de-besancon/
  11. Annuaire Action Sociale - Recensement des structures d’accueil à Besançon
    https://annuaire.action-sociale.org/?p=la-buanderie-250014784&details=caracteristiques
  12. Collectif Les Morts de la Rue - Données 2021 sur l’espérance de vie des SDF
    https://www.aide-sociale.fr/approche-sociologique-et-statistique-des-personnes-sdf/
  13. Dispositif de médiation sociale à Battant - macommune.info, avril 2025
    https://www.macommune.info/un-dispositif-de-mediation-sociale-pour-apaiser-les-tensions-a-battant/
  14. France 3 Franche-Comté - Reportages sur la solidarité et les SDF à Besançon (2018-2020)
    https://france3-regions.franceinfo.fr/bourgogne-franche-comte/doubs/besancon/solidarite-franche-comte-femmes-sdf-disposent-desormais-appartement-accueil-jour-besancon-1789723.html
  15. France Bleu Besançon - Reportage sur les SDF en été (2014)
    https://www.francebleu.fr/infos/societe/meme-en-ete-les-sdf-de-besancon-ont-besoin-d-aide-1407400315
  16. L’Est Républicain - “Veille mobile : ne pas perdre le lien” - Article sur La Buanderie à Saint-Ferjeux (3 février 2012)
    https://www.estrepublicain.fr/doubs/2012/02/03/veille-mobile-ne-pas-perdre-le-lien
  17. Mémoire Vive Besançon - Archives sur La Buanderie
    https://memoirevive.besancon.fr/ark:/48565/85cjfzwtl4gv
  18. Bilan SIAO 25 - Année 2024 - Service Intégré d’Accueil et d’Orientation du Doubs
    https://siao25.e-monsite.com/medias/files/bilan-siao-annee-2024.pdf
  19. France 3 Franche-Comté - “Le pire, c’est la solitude” : reportage à la Boutique de Jeanne Antide (2025)
    https://france3-regions.franceinfo.fr/bourgogne-franche-comte/doubs/besancon/reportage-le-pire-c-est-la-solitude-demunis-a-la-rue-ils-retrouvent-un-peu-d-humanite-a-la-boutique-de-jeanne-antide-3209636.html
  20. ARS Bourgogne-Franche-Comté - Contrat Local de Santé du Grand Besançon 2020-2024, Actions Boutique Jeanne Antide
    https://www.bourgogne-franche-comte.ars.sante.fr/system/files/2019-12/CLS-Gd-Besancon_2020-2024_ActionsBoutiqueJeanne.pdf
  21. France 3 Franche-Comté - “À l’Ombre des Nuages”, film documentaire (2018)
    https://france3-regions.franceinfo.fr/bourgogne-franche-comte/doubs/besancon/besancon-ombre-nuages-film-poignant-vie-domicile-fixe-au-sein-boutique-jeanne-antide-1568490.html
  22. Archives municipales de Besançon - Délibération du Conseil Municipal du 19 mai 1990
    https://datasets.grandbesancon.fr/fichiers/delibs/villeDeBesancon/conseilMunicipal/1990/19900519/19mai2.pdf
  23. Conseil départemental du Doubs - Organigramme des élus
    https://www.doubs.fr/elus/
  24. L’Est Républicain - “40 ans de solidarité nocturne à l’abri des Glacis” (1er septembre 2025)
    https://www.estrepublicain.fr/economie/2025/09/01/40-ans-de-solidarite-nocturne-a-l-abri-des-glacis
Le numérique et les enfants : Pour une approche intergénérationnelle d’émancipation
Par un informaticien passionné, père et défenseur d’une éducation numérique raisonnée